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Je n’ai jamais réussi à mettre de l’ordre dans ma vie, ou mes vies, et ce n’est pas aujourd’hui, où j’essaye d’en agencer des bribes, que je réussirai. Les lieux et les visages : se sont estompés. Rarement, une surface réduite dans cette étendue d’ombre s’illumine, comme, sur une plaine où roulent des nuages bas, soudain un coin de champ, un bout de terre reçoivent l’éclairage inattendu d’un rayon de soleil. Cela ne dure pas, et l’horizon entier se bouche à nouveau. Il faut se contenter de ces clignotements désordonnés ; chercher à fixer une couleur, la forme tourmentée d’un grand arbre, l’ondulation à peine perceptible d’un ressaut de terrain, la lueur accrochée à un toit mouillé, le sillon noir et blanc d’un vol de pie, un cri très éloigné, l’appel perdu d’une voix dans un chemin creux. À partir de ces visions incohérentes, construire est illusoire. On n’invente pas ce qui est mort.
Chercher des images, patience de sourcier. Mais quelles images ? Quelle nappe d’eau fraîche découvrir sous les strates accumulées par l’indifférence universelle ? Je cherche des images, qui seraient mon musée d’Épinal à moi. Musée bien dérisoire. Je me promène dans des salles obscures où je m’arrête parfois, espérant qu’un écran quelque part va s’éclairer, dérouler un film sautillant, suggérer le faux-semblant d’une merveille perdue. Je fais des phrases. Et j’attends d’elles un événement inimaginable, quelque chose comme la résurrection d’une banalité sanctifiée, est-ce que je me fais comprendre ? Je ne me fais pas comprendre. Je regarde le ciel et j’écoute la pluie. C’était un autre ciel, une autre pluie. Non, ce sont les mêmes. Il n’y a que moi qui... Moi ? Rien, il n’y a rien. Le mot rien, le mot vide, le mot néant, encore des mots. Et se colleter avec des mots, à quoi ça peut bien servir ? Alors je me lève, je quitte ma cuisine aux odeurs rances de nicotine et de graisse, je sors et je vais marcher le long du canal où deux péniches immobiles attendent la fin du monde. Je contemple la longue courbe reflétée du plat-bord, les signes incompréhensibles, sur les flancs noirs, de la peinture qui s’écaille, le renflement balourd de la proue, la cabine aux hublots de laquelle sont tendus des rideaux à damiers blancs et roses ; il arrive qu’une femme apparaisse, se penche et secoue un linge d’où s’échappent des miettes de pain, un chien aboie au passage d’un cycliste sur le quai, je n’ose plus rester planté là, au bord du chemin de halage, voyeur honteux que peut-être personne en vérité ne remarque, et je poursuis ma marche vers le pont du chemin de fer, qui enjambe le canal, et sous lequel je tousse pour provoquer un écho métallique. Je n’aurais pas l’audace de pousser un cri d’Indien, moins encore celle de réciter à tue-tête n’importe quelle strophe de poème, ainsi par exemple :
Le nombril frais-coupé à l’enfant avorté,
Le cœur d’un vieil crapaud, le foie d’une dipsade,
Les yeux d’un basilic, la dent d’un chien malade,
Et la bave qu’il rend en contemplant les flots.
Et je passe, avorté, avorton, bavotant. Le canal dessine une courbe large vers la gauche. À ma droite, une espèce de zone s’étend, où s’éparpillent parmi des jardinets surréalistes et des ferrailles rouillées des masures de planches et de tôle qui furent peintes de teintes vives et que la pluie délave, compisse et noircit. Il arrive qu’un rire fuse de cet agglomérat spongieux, et j’éprouve une insupportable impression de silence et d’exil.
J’allume une cigarette, j’écoute, le rire ne se reproduit pas, je trébuche un peu dans les herbes du chemin, je baisse la tête, et les grands peupliers, lorsque je relève les yeux, s’animent d’un mouvement sourd qui fait basculer le ciel et m’inspire d’inquiètes nausées. L’eau, le vert gris sombre de l’eau, avec du noir bleuâtre, et des auréoles d’huile au pied des roselières. L’eau de ce canal de Hollande où Wim et moi péchions avec l’application de deux sauvages s’obstinant à gratter un miroir pour en détacher leur double. Une folie de tremper nos lignes dans ce bout de canal où jamais aucun poisson n’aurait été assez idiot pour se risquer. Nous étions assis côte à côte et de temps en temps Wim grognait. Wim n’avait jamais rien fait de bon dans les études, et s’attachait aux reflets consternants des nuages sur l’eau calme, à des amours romanesques et forcément désespérées, à d’interminables parties de billard au fond d’auberges très oubliées dans des campagnes insoupçonnées. Je l’accompagnais souvent ; nous nous dérobions à la jeunesse dorée de Deventer pour explorer des hameaux sans gloire, de modestes buissons, les criques marécageuses de l’Ijssel, nous nous étendions sur le chaume en examinant le ciel comme si nous étions nous-mêmes un morceau de ce ciel. Il y avait du vent, la présence hollandaise du vent, et nous dissertions du vent à perdre haleine. On abandonnait nos gaules inutiles plantées au bord de la rivière, et nous allions trinquer jusqu’à l’ivresse aux terrasses fleuries d’estaminets silencieux à la clientèle rare. C’étaient d’incomparables après-midi.
Cela se passait quelque temps après ma rencontre avec C... (les trois C..., en quelque sorte, mais il n’y en eut jamais que deux qui comptèrent, la première et la troisième). Je raconterai l’histoire de la troisième, je me le promets depuis toujours. C... n’était qu’un de ses prénoms. Celui que j’adoptai fut Virginia. J’ai voulu toute ma vie évoquer Virginia. Est-ce que je le pourrais aujourd’hui ? Jamais je n’aurai le temps, bien sûr. Déjà, lorsque Wim et moi demeurions immobiles à déchiffrer des signaux mystérieux dans le ciel, Virginia n’était plus qu’un souvenir, et Wim prétendait qu’elle n’avait pas existé.
Je me livre seul le long du canal à une progression désormais aveugle. Tout à l’heure, lorsque la douleur achèvera de transformer ma jambe gauche en une chose raide comme une souche d’arbre, je ferai demi-tour. J’envisagerai de me coucher sur le chemin de halage, mais cela ne se fait pas. Il faut contraindre la raideur, et le mal empirera, l’empire du mal sera proclamé par ma voix devenue râpeuse et mes blasphèmes. Ni C..., ni Virginia, ni personne n’habitera plus ma mémoire. Le présent sera cette démarche haletante et nouée, martelée de longs cris intérieurs, le viol de la souffrance.